Aliénor, héritière du duché d’Aquitaine

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Par Dominique Barthélemy, historien, membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres


Née probablement en 1124, morte en 1204, Aliénor d’Aquitaine est devenue à titre posthume, surtout depuis le XIXe siècle, la figure emblématique de la dame du XIIe siècle, prenant l’ascendant sur les chevaliers : un mari, des amants, des troubadours. Apportant le beau duché d’Aquitaine, hérité de son père le duc Guillaume X, à ses deux époux successifs, les rois de France et d’Angleterre, n’a-t-elle pas joué un rôle politique décisif ? Tenant sa cour de duchesse à Poitiers entre 1166 et 1173, n’a-t-elle pas été la grande passeuse de l’esprit des troubadours de langue d’oc, qui vénéraient la Femme, vers la France du Nord où désormais les trouvères chantèrent eux aussi, en langue d’oïl, la dévotion à l’amie de cœur ?

Il ne nous est pourtant pas facile de mesurer l’influence politique exacte d’Aliénor d’Aquitaine, avant son veuvage (1189), et de comprendre ses embarras ou ses desseins, car notre documentation a ses limites, et des légendes, rumeurs et racontars ont couru très tôt sur la reine Aliénor.

La femme dans la société féodale

Qu’elle ait disposé d’un certain pouvoir féminin, ce n’est ni vraiment neuf, ni spécialement lié à son origine méridionale. Le rôle relativement important des femmes dans la société féodale est un trait hérité de la société carolingienne, et il est d’autre part plutôt limité qu’accru par certaines évolutions des XIIe et XIIIe siècle, notamment les progrès du droit romain. Quant à la poésie des troubadours, elle associe une vision grivoise prédatrice de la femme au narcissisme très vif de celui qui, tel Bernard de Ventadour, se regarde avec complaisance en un miroir, en train d’aimer de jolie manière une femme dont il ne s’approche pas trop… Quant à l’idéal d’accomplissement du chevalier, qui s’affirme au XIIe siècle dans les cours et les tournois, il cantonne la dame aux rôles d’instigatrice et de spectatrice de l’exploit.

Mariage d’aînés et de territoires

Il n’est pas nouveau que des filles qui n’ont pas de frère survivant héritent de la seigneurie paternelle, passant donc avant leur oncle, même si ce n’est pas toujours possible: la grand-mère d’Aliénor, Philippa, a été spoliée de Toulouse par son oncle Raymond de Saint-Gilles. Aliénor devient quant à elle duchesse d’Aquitaine sans contestation, alors que Raymond de Poitiers, frère cadet de son père, s’expatrie en devenant prince d’Antioche par mariage. Le droit d’aînesse n’est pas non plus tout à fait acquis, mais la tendance en sa faveur, pour les biens paternels, est déjà forte et il n’est pas surprenant que la sœur cadette d’Aliénor, nommée Pétronille, n’ait que des biens limités (qu’elle apporte au comte de Vermandois). Une tendance nouvelle s’affirme plutôt dans le fait que cette belle héritière qu’est la jeune Aliénor soit mariée (en 1137) à l’aîné d’une fratrie (Louis VII, héritier de la royauté française) et non pas à un cadet comme cela se faisait jusqu’ici dans la plupart des cas. Cette tendance est apparue dix ans plus tôt pour Mathilde, fille du duc-roi Henri Beau Clerc, donnée en 1127 à Geoffroi Plantagenêt, comte d’Anjou (mais à laquelle est disputée par un cousin l’Angleterre). Tout cela prépare des cumuls spectaculaires, des concentrations territoriales rendues possibles par le développement de structures administratives : une principauté, un royaume même, peuvent être gouvernées sans que le prince ou roi y soit constamment présent.

Le mélodrame toulousain

Si une héritière apporte à son mari ou transmet à ses fils des seigneuries, cela comporte aussi des revendications à faire valoir par débats et combats, et les deux maris successifs d’Aliénor, le roi Louis VII de France et le roi d’Angleterre Henri II Plantagenêt (comte d’Anjou et duc de Normandie) tenteront l’un puis l’autre en son nom des coups de main sur Toulouse, le premier en 1141, le second en 1159. Le piquant est qu’à cette dernière date l’ex-mari d’Aliénor, Louis VII, s’emploie victorieusement à contrer Henri : son « divorce » d’avec Aliénor lui aura fait découvrir la valeur des droits des Saint-Gilles sur Toulouse !

À lire :

Ralph V. TURNER, Eleanor of Aquitaine, New Haven et Londres, 2009.

Martin AURELL, Aliénor d‘Aquitaine, Paris, 2020.

Dominique BARTHÉLEMY, Nouvelle histoire des Capétiens, 987-1214, Paris, 2012 (rééd. en poche sous le titre La France des Capétiens, 987-1214, Paris, 2015).

Crédits images :

Bannière de la page d’accueil : Chasse royale, fresque de la chapelle Sainte-Radegonde représentant Aliénor d’Aquitaine et Henri Plantagenêt, deuxième moitié du XIIe siècle © Wikimedia Commons

Illustration du chapô :  Auteur inconnu, Ici finist la queste du seint graal e comence la partie ki est apelee la mort le reis Artur, Aliénor d’Aquitaine et Henri II Plantagenêt écoutent Gautier Map conter l’histoire de Lancelot du Lac. Enluminure ornant le manuscrit Lancelot du Lac de Gautier Map, deuxième partie, la Quête du Saint Graal, la Mort d’Arthus, vers 1301-1400, BnF, Manuscrit Français 123, folio 229 © Wikimedia Commons

Bannière de l’article : Frederick Sandys, Queen Eleanor, 1858 © Wikimedia Commons

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