Mort de Darius Milhaud

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Par Pierre Cortot, agrégé de lettres modernes, docteur de l'EHESS en sciences du langage


Fort d’une œuvre considérable (443 numéros d’Opus), ayant abordé dans son répertoire les formes et les combinaisons les plus variées, Darius Milhaud reste un compositeur essentiel pour comprendre les révolutions artistiques qui ont marqué la vie musicale et artistique du XXe siècle.

Dans le silence de la nuit provençale

Né en 1892, il ouvre ainsi son autobiographie : Je suis un Français de Provence et de religion israélite. Sa conception extensive de la Provence couvre l’immense espace qui sépare Rio de Janeiro de Jérusalem et Constantinople, avec Aix-en-Provence comme ville capitale !

Ses dons musicaux détectés dans sa petite enfance à Aix le conduisent dès 1909 au Conservatoire de Paris où il affirme sa vocation de compositeur. Très tôt, il rompt avec le langage académique, tourne le dos au wagnérisme et au post impressionnisme debussyste dominants. Alors que le système tonal s’est effondré, Milhaud explore la polytonalité et la polyrythmie qui, au-delà d’une technique d’écriture, lui permettent d’exprimer son émotion inouïe alors qu’il perçoit dans le silence de la nuit provençale des rayons et des mouvements qui portent une musique chacune différente s’entrecroisant tout en restant distincte.

Quand musique et poésie s’entrelacent

La création littéraire contemporaine exalte deux amitiés adolescentes qui orientent définitivement son œuvre. Par l’entremise de Leo Latil, il rencontre le poète Francis Jammes qui, par son goût de la simplicité, son amour de la nature dans ce qu’elle a de plus simple et de moins apprêté lui permet d’échapper aux brumes impressionnistes et au piège du symbolisme alors triomphant. De nombreuses collaborations, au-delà de la mort du poète, marquent cette amitié comme La Suite de Quatrains pour voix parlée et ensemble instrumental (1962).

C’est avec Lunel qu’il fait la découverte de Paul Claudel. Dès 1912, il rencontre le poète-ambassadeur avec qui il noue une amitié absolue et indéfectible. Le verbe claudélien nourrit leur longue collaboration, que ce soit dans l’art dramatique L’Orestie (1913-1922) ou la musique vocale La Sagesse (1935).

Gide complète cette trilogie adolescente avec Alissa (1913-1931) où Milhaud métamorphose la prose romanesque de la Porte étroite. La musique dépouillée soutient avec pudeur et intensité le drame de la sainteté qui bouleverse ces adolescents.

Métissage de sons et de cultures

Le déclenchement de la première guerre mondiale sonne la fin de la première jeunesse de Milhaud. Sa santé chancelante (il souffre depuis sa jeunesse de rhumatismes qui le rendront impotent) l’éloigne du champ de bataille. Désespéré après la mort de Leo Latil, tué en 1915, il s’embarque en 1917 pour le Brésil comme secrétaire de Claudel envoyé à Rio comme diplomate.  Débarqué en plein Carnaval au mois de février, il ressent aussitôt profondément le vent de folie qui déferle sur la ville entière ; il précise aussi que ces deux ans passés à Rio ont exalté en (lui) toute (sa) latinité naturelle et cela jusqu’au paroxysme. Il emmagasine ainsi nombre de musiques populaires et traditionnelles et sur le chemin du retour, il fait escale aux États-Unis où il découvre le jazz.

Il est de retour à Paris en 1919 et noue une amitié immédiate avec Jean Cocteau. Celui-ci se pose en mentor du Groupe des Six en publiant Le Coq et l’Arlequin. Sans partager vraiment de théorie esthétique, ce groupe d’amis (dont Milhaud) revendique la rupture avec les traditions et les pratiques d’avant-guerre. Le ballet Le Bœuf sur le toit en 1920 devient le manifeste d’une nouvelle pratique artistique : Milhaud a procédé à un collage de musiques brésiliennes collectées à Rio en superposant mélodies et rythmes rapides et enjoués reliés par un refrain de son cru. Avec le peintre Raoul Dufy, Cocteau a construit une chorégraphie jouant sur la lenteur et transposant la scène à New York pendant la prohibition. Il fait équipe avec Blaise Cendrars et Fernand Léger pour travailler sur le jazz et produire avec les Ballets Suédois La Création du Monde.

De la réflexion expérimentale à la pédagogie

Milhaud est alors au centre de la vie musicale expérimentant, dans ce qu’il nomme lui-même des voies parallèles, une multitude de genres musicaux où coexistent par exemple (entre 1928 et 1932) les Trois Opéras minutes et les grands opéras, l’inspiration anti-sublime dans Catalogue de fleurs (1919) etc.

Il compose pour le cinéma : Madame Bovary de Renoir (1933) et Espoir de Malraux (1939).

Il partage l’enthousiasme qui accompagne le Front Populaire en 1936 en participant à des œuvres collectives dont la musique de scène du 14 juillet de Romain Rolland (1936).

 Pour développer la pratique musicale dans les écoles, il fournit des pièces destinées aux enfants Un petit peu de musique (1934).

En juillet 1940, fuyant le danger nazi, Milhaud, son épouse Madeleine et leur fils Daniel quittent la France dans des conditions dramatiques pour s’exiler aux USA. Le compositeur trouve une place de professeur à Mills College en Californie. Il développe une réflexion pédagogique qui vise à aider les étudiants à se libérer des formules conventionnelles tout en permettant, par une certaine épuration, à réaliser leur personnalité. Bloqué par la maladie, il ne peut rentrer en France qu’en 1947. Il est nommé professeur au Conservatoire National, partageant son temps, un an sur deux, entre Paris et la Californie.

Toujours créatif, Milhaud continue d’explorer ses voix parallèles en collaborant par exemple avec Jean Genet (‘Adame Miroir 1948), Boris Vian (Fiesta 1958) tout en expérimentant la musique électronique avec Claude Roy (Étude poétique 1954).

Il se retire à Genève où il meurt en 1974.

À lire :

Darius MILHAUD, Ma vie heureuse (autobiographie), éditions Belfond, 1973, (Réédition 1998, éditions Aug. Zurfluh,)

Madeleine MILHAUD, Catalogue des œuvres de Darius Milhaud, éditions Slatkine, 1982

Portrait(s) de Darius Milhaud sous la direction de Myriam CHIMÈNES et Catherine MASSIP, Bibliothèque Nationale de France Diffusion, Seuil 1998

Jean ROY, Darius Milhaud. Musiciens de tous les temps, éditions Seghers, 1968

Jean ROY, Le Groupe des Six, Poulenc, Milhaud, Honegger, Auric, Tailleferre, Durey, Seuil, coll. Solfèges, 1994

Paul COLLAER, Darius Milhaud, éditions Slatkine, 1982

Pierre CORTOT, Darius Milhaud et les poètes (thèse, EHESS), 2003 : http://pierre.cortot.free.fr/these_cortot_pierre_2003.pdf

 

Crédits images :

Illustration d’accueil : Edgar Degas, L’Orchestre de l’Opéra, 1868-70 © Wikimedia Commons

Illustration du chapô : Thérèse Conney, Darius Milhaud, compositeur français, est photographié chez lui, 10 boulevard de Clichy, Paris 18e arr., entre 1920 et 1949 © Bibliothèque Historique de la Ville de Paris / The Regents of the University of California, The Bancroft Library, University of California, Berkeley

Illustration de l’article : Serge Diaghilew et Darius Milhaud pendant une répétition du “Train bleu”, 1924 © Gallica/BnF

Illustration de la bibliographie : Jacques-Émile Blanche, Le Groupe des Six, 1922. Seuls cinq des Six sont représentés, Louis Durey étant absent. Au centre : la pianiste Marcelle Meyer. À gauche, de bas en haut : Germaine Tailleferre, Darius Milhaud, Arthur Honegger, Jean Wiener. À droite, debout : Francis Poulenc, Jean Cocteau et assis : Georges Auric. Musée des Beaux-Arts de Rouen © Wikimedia Commons

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