Historiographie et légende de Richelieu

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Par Laurent Avezou, docteur en histoire, professeur en classes préparatoires à l'École nationale des chartes au lycée Pierre-de-Fermat de Toulouse


La mort de Richelieu en 1642 sonne l’heure d’un grand déballage dialectique qui permet, à travers éloges et pamphlets, de mettre à plat toutes les caractéristiques de son rôle historique, et ce d’autant plus que le gouvernement de Mazarin en apparaît comme la réitération, navrante pour les uns, édifiante pour les autres. Il en résulte ce premier sommet apologétique qu’est l’Histoire du cardinal-duc de Richelieu d’Antoine Aubery (1660) et la publication des Mémoires d’acteurs du ministériat (Bassompierre, Montrésor, Fontrailles, d’Épernon) qui restituent au personnage une certaine humanité – même dans l’inhumanité que lui prêtent la plupart de ces nobles irréconciliables. Les implications polémiques s’estompent ensuite pour aboutir à une certaine normalisation, jusqu’à ce que la publication du Testament politique en 1688 réveille le débat autour de la figure du cardinal.

Rapprochement des sources, éloignement de l’homme

S’interpose alors, au XVIIIe siècle, une longue phase ambiguë d’accumulation des matériaux historiques, sur un fond de scène relativement apaisé. Si le personnage est toujours sollicité de manière contradictoire, comme icône tutélaire de l’État royal ou figure-repoussoir d’une aristocratie en perte d’influence, le débat est d’ordinaire dépassionné et tourne fréquemment à la querelle d’érudits, indice d’une mise à distance du rôle historique incarné par Richelieu. Voltaire en témoigne : confessant dans le privé une aversion profonde pour le despote, mais exaltant en lui le promoteur du goût français, il affecte d’être scandalisé qu’on ait pu lui attribuer un livre aussi mauvais, selon lui, que le Testament politique, dont il soutient, contre toute vraisemblance, l’inauthenticité.

En revanche, s’il est un domaine où le rôle historique de Richelieu maintient ses potentialités dramatiques, c’est bien celui des Mémoires, qui continuent à déverser leur manne (Françoise de Motteville, La Porte, Montglat), corpus dans lequel se glissent même des pseudo-Mémoires – genre dans lequel s’illustre un Courtilz de Sandras, futur inspirateur d’Alexandre Dumas.

Révolutionnaire avant l’heure ?

Le personnage entre en ordre dispersé dans le XIXe siècle. Il y a contradiction apparente entre cette Révolution qui lui a coupé la tête en 1793 (en profanant ses restes) et l’historiographie sur la Révolution qui, paradoxalement, lui attribue un rôle déterminant à partir des années 1820 : celui d’un précurseur inconscient de 1789. En assurant le triomphe de la monarchie absolue, Richelieu aurait hâté son face à face avec la nation souveraine. Mais si les historiens libéraux lui en font gloire, les monarchistes lui en font évidemment honte.

Dans le même temps, la parole cardinalice, que les doutes voltairiens avaient fait paraître toujours plus fuyante, devient soudain surabondante, avec la publication en 1823 des « Mémoires » du ministre (en réalité, la documentation préparatoire à une histoire du personnage), puis de ses Lettres, instructions diplomatiques et papiers d’État, édités par Martial Avenel (1853-1877).

La légende noire

Quant à la légende noire, elle s’épanouit à partir de 1825 dans la littérature et l’art de la génération romantique, qui honnissent la raison d’État pourfendeuse du moi. Vigny (Cinq-Mars), Hugo (Marion de L’Orme) et Dumas (Les Trois Mousquetaires) – ce dernier de manière bien plus nuancée que les deux précédents – intègrent à leurs intrigues les débats de l’histoire politisée du temps. Mais ce n’est qu’un moment, d’une décennie tout au plus, qui ne doit pas dissimuler la réintégration patriotique du personnage, bien avant la IIIe République qui la rendra manifeste.

Encore une fois en effet, un tournant consacré de l’histoire nationale redouble une césure de l’historiographie de Richelieu. La défaite de 1871 promeut les images du défenseur des frontières naturelles, qui a posé les jalons de la conquête de l’Alsace-Lorraine, et du héros éminemment français, artisan trop méconnu de l’aventure coloniale. Il est d’ailleurs bon que ce soit justement un cardinal de l’Église romaine qui ait prôné une diplomatie déconfessionnalisée. Cette recomposition de l’héritage est sublimée par Gabriel Hanotaux, qui étend sur plus d’un demi-siècle la publication de son Histoire du cardinal de Richelieu (1893-1947), indépassable dans le registre méthodique.

L’Europe de Richelieu

L’arrogance qui découle de la victoire de 1918 va conduire à l’épuisement d’une telle interprétation, à laquelle viennent pourtant donner un âcre second souffle les sollicitations ambiguës des totalitarismes et de l’Europe hitlérienne. Cette ultime instrumentalisation ménage pourtant, après la seconde guerre, un espace de renouvellement au rôle historique de Richelieu, en lui ouvrant l’horizon européen, sur lequel il paraît encore bien campé de nos jours. Mais il s’agit d’une Europe de nations vigoureusement personnalisées, en aucun cas d’internationalisme. Et il n’est pas anodin que la collection des Monumenta Europae Historica, élaborée par la Commission internationale pour l’édition des sources de l’histoire européenne, se soit ouverte en 1975 avec l’édition des Papiers de Richelieu par Pierre Grillon.

C’est sur cette base documentaire qu’a pu s’affirmer, depuis les années 1980, une historiographie (souvent d’origine anglo-saxonne, et donc moins empreinte de crypto-nationalisme) soucieuse de faire échapper Richelieu à la fatalité de l’exceptionnel héroïque, en le replaçant dans son contexte clientéliste (Orest Ranum), ministérial (John Elliott), socio-économique (Joseph Bergin) ou moral (Françoise Hildesheimer).

À lire :

Françoise HILDESHEIMER, Laurent AVEZOU, Christophe VITAL dir., La légende de Richelieu, Paris, Somogy, 2008.

Françoise HILDESHEIMER et Dénes HARAI dir., Dictionnaire Richelieu, Paris, Honoré Champion, 2015.

Laurent AVEZOU, Richelieu : au service de Sa Majesté, Paris, Calype, 2023.

Crédits image :

Henri-Paul Motte, Richelieu sur la digue de La Rochelle, 1881. Huile sur toile. Dim. (H X L cm) : 112 X 190,5 © WikiCommons / Musée des beaux-arts de La Rochelle

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