François Guizot invente la politique de l’esprit

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Article de Jean-Miguel Pire, chercheur à l’EPHE


De 1830 à 1848, la France expérimente un mode de gouvernement fondé sur l’analyse rationnelle des besoins de la société. La monarchie de Juillet met en œuvre une série de réformes dans le domaine de l’intelligence, de l’éducation, des arts, des sciences, qui traduisent un volontarisme culturel inédit par son ampleur et sa cohérence.

Un volontarisme culturel inédit

Selon cette approche, il appartient à l’État de ménager un espace favorable à l’intelligence, préservé des limites que veulent lui imposer les idéologies, les religions, le marché. Défendue par la pensée libérale, ce que Paul Valéry appellera plus tard la « politique de l’esprit », apparaît comme la condition d’une société plus humaine, fondée sur l’autonomie des individus, la prospérité collective et la pacification des rapports sociaux. Principal théoricien de cette politique, François Guizot en est aussi l’un des principaux acteurs. Il appartient à la catégorie du savant-politique qui s’illustrera abondamment au cours du XIXe siècle. L’un des plus grands historiens de sa génération, professeur à la Sorbonne, auteur de plusieurs sommes sur l’histoire européenne, Guizot a effectivement été très actif dans le développement des idées libérales. Au cours de la Restauration (1814-1830), il fait partie des penseurs qui élaborent un programme de gouvernement fondé sur les principes du parlementarisme et de la rationalité. Durant la monarchie de Juillet, il prend également une part active au gouvernement où il met en œuvre une action conjointe en faveur de l’instruction primaire, de la protection du patrimoine, des musées, des académies et de la science. Cette politique forme un ensemble unifié dont on peut affirmer qu’il pose les bases des futures politiques éducatives, scientifiques et culturelles de la France.

L’universalisation de l’intelligence

Guizot est ainsi le premier à théoriser et à mettre en œuvre l’idée qu’un régime prétendant fonder sa légitimité, à la fois, sur la liberté, la raison et la prospérité, doit ménager aux forces de l’esprit les meilleures conditions de leur développement. Pourtant, le souvenir de Guizot se résume souvent à son injonction, lancée à la Chambre des députés lors du débat sur l’élargissement d’un droit de vote, alors conditionné par le niveau de richesse : « Enrichissez-vous ! » Même tronquée – Guizot ajoutait « par le travail et par l’épargne » – cette citation résume presque trop bien la conception que le régime se fait de la richesse et, en particulier, des vertus qu’il prête à sa possession. À l’époque, le fait d’être propriétaire est considéré comme un gage d’attachement à la stabilité sociale. Pourtant, cette démocratie censitaire, où le droit de vote est suspendu au paiement d’un cens électoral, est-elle vraiment démocratique ? L’universalisation de l’intelligence entreprise par la politique de l’esprit, exigeait évidemment le suffrage universel. Cette incohérence a d’autant moins été pardonnée à Guizot qu’elle affaiblissait ses efforts pour fonder la politique sur la rationalité. Par un malicieux paradoxe, le régime a été emporté par la révolte d’une génération qu’il avait instruite. Lorsqu’elles se répandent, les lumières font justice de toutes les ombres. En décidant le partage universel du savoir, le pouvoir aurait dû conséquemment assurer le partage d’un suffrage dont le contingentement perdait alors toute légitimité. Ainsi, jusque dans ses impasses, l’évocation de ce moment fondateur permet-il de montrer que les progrès de la démocratie sont intimement liés à ceux du savoir et de la culture.

 L’intervention de l’État  dans le champ de l’intelligence

Dans le détail, les institutions engendrées par ce volontarisme sont largement connues. La loi de 1833 universalisant l’instruction primaire, la création de l’administration des Monuments historiques, l’encouragement à la recherche scientifique, la politique muséale, le soutien aux Beaux-Arts, et plus largement, la quête de rationalité dans l’action gouvernementale, ont donné lieu à une multitude d’actions aujourd’hui bien documentées, mais volontiers tenues pour un ensemble disparate. Or, ces actions s’inscrivent bien dans un programme cohérent que Guizot a déduit de sa théorie sur l’intervention de l’État moderne dans le champ de l’intelligence et de la morale. Le savant a donc produit une riche littérature afin de décrire ses intentions et de révéler le fondement rationnel d’une politique dont les contemporains ne voyaient pas forcément l’unité. Dans ses discours devant le Parlement et dans ses nombreuses publications, en particulier dans ses mémoires, Guizot dessine les fondements du rôle actif que tout État de droit devrait désormais jouer dans le développement de l’intelligence s’il veut accomplir l’unique mission qui lui échoit : faire accéder chacun à l’autonomie, tant matérielle qu’immatérielle, et assurer la prospérité de tous dans le respect de la justice et de l’équité.

Créer un espace favorable la connaissance

Aujourd’hui plus qu’en 1830, s’il veut être fidèle au meilleur de 1789, s’il veut fonder la société sur l’intelligence, l’État démocratique ne peut guère s’abstenir d’agir pour créer un espace favorable, désintéressé, fécond et propice à la culture, à la science, à la connaissance, à la mémoire. Moment ignoré dans le long chemin qui mène à la concrétisation des idéaux humanistes et rationnels de la Révolution française, la monarchie de Juillet mérite d’être mieux connue. Son volontarisme culturel a permis de poser les bases de l’engagement de l’État de droit en faveur de l’intelligence et de la rationalité. À l’heure où une crise sans précédent affecte la transmission des savoirs, où le rapport au passé est saisi par les vertiges de l’effacement, et où le temps de l’attention fait l’objet d’une prédation inédite par les plateformes digitales, l’exploration du volontarisme culturel de Guizot peut aider notre prise de conscience. Étroitement associé à la fondation de l’État de droit et du parlementarisme, il éclaire la part de responsabilité du pouvoir dans la mise en œuvre des conditions de la pensée libre. Jusque dans son échec à évoluer vers un horizon démocratique, ce programme méconnu d’un régime décrié peut nous permettre de comprendre que les politiques soucieuses de favoriser l’intelligence n’ont rien de facultatif mais sont bien des éléments indissociables de la démocratie. Gouvernement de tous par les lumières de tous, celle-ci doit agir pour que chacun accède à la capacité d’être autonome et éclairé. Reconnaître à l’intelligence humaine sa puissance de transformation du monde, suppose qu’elle soit encouragée en chaque personne, et que cet encouragement soit un principe central de la politique. Si elle veut être cohérente avec son fondement rationnel, si elle veut faire émerger des citoyens, la démocratie se doit de promouvoir une « politique de l’esprit ». En 2024, cent cinquante ans après la disparition de Guizot, ce lien entre l’État de droit et la valorisation de l’esprit, paraît plus actuel et urgent que jamais. Aujourd’hui comme hier, nulle alternative ne semble devoir se substituer à l’intelligence que le chaos.

À lire :

Jean-Miguel Pire, Guizot. La politique de l’esprit, Paris, Mare & Martin, 2024 (parution novembre 2024).

 

 

Crédits images : 

Victor-Jean Nicolle, ©Gallica

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