Anatole France l’humaniste

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Par Guillaume Métayer, agrégé de lettres classiques, directeur de recherche au CNRS (CELLF) (UMR8599, CNRS-Sorbonne Université)


Le centenaire de la mort d’Anatole France (1844-1924) n’est pas une date anodine. Il ne s’agit pas seulement de la disparition d’un écrivain, si grand qu’il ait pu être considéré en son temps, mais de la fin tonitruante d’un paradigme, d’une certaine conception de la littérature, longtemps portée aux nues et désormais brutalement reléguée dans les oubliettes de l’histoire littéraire : une certaine idée de l’écrivain humaniste.

Sa disparition du canon fut brutale. Anatole France venait à peine d’être célébré, en avril 1924, pour l’anniversaire de ses quatre-vingt ans comme le plus grand auteur français de son temps, voire de tous les temps, qu’à sa mort, survenue six mois plus tard, le 12 octobre, les Surréalistes piétinaient déjà sa dépouille. « Un cadavre », tel est le titre cinglant de leur tract assassin, portant l’offense si loin (« Avez-vous déjà giflé un mort ? ») qu’Anatole France ne s’en remit jamais. On jugera peut-être que la révolution esthétique engagée était à ce prix. Pour autant, il est aussi permis, sans doute, cent ans plus tard, de soulever le linceul et de mieux reconnaître, sous la caricature, les traits du vieillard outragé. Commémorer, ou simplement se remémorer peut être l’occasion de retoucher les portraits hâtifs pour reprendre à nouveaux frais la lecture et l’interprétation des œuvres récusées, surtout quand elles ont cristallisé une telle admiration. Or, Anatole France répondait sans doute – déjà ! – au besoin de mémoire de la société de son temps. Blessée par la Défaite et l’amputation du territoire national, bousculée par les soubresauts d’un XIXe siècle qui ne réussissait désespérément pas à trouver sa stabilité politique, la France de l’époque avait cruellement besoin d’un écrivain où mirer sa continuité historique menacée. Nul mieux que cet auteur à la langue limpide et sans préciosité, à l’érudition littéraire, artistique et historique hors pair, ne pouvait représenter non seulement le grand écrivain de la nation dont il portait comme providentiellement le nom, mais la dernière incarnation idéale de l’humanisme littéraire. Expert en culture antique, latine et grecque, comme en lettres françaises et en art renaissant, France tenait tous les fils de ce qu’il a nommé « le génie latin ». Or, chez lui, les humanités allaient bien de pair avec l’humanité : France fut aussi un humaniste au sens moral et politique du terme. Il s’engage, dès 1897, dans de belles et grandes causes : il alarme l’opinion mondiale sur les massacres perpétrés contre les Arméniens, défend inlassablement l’innocence de Dreyfus, dénonce l’injustice sociale, s’en prend à la colonisation, à la boucherie de 1914, au traité de Versailles gros de nouvelles catastrophes… Au fil de ses engagements, France a fait cadeau de son classicisme au socialisme, de tout son prestige à la République et aux avancées démocratiques : c’est, avant tout, ce geste qui explique qu’il ait été célébré dans tant d’avenues, rues, collèges, stations diverses à son nom. En somme, c’est bien à une grande conscience et à un esprit d’une lucidité et d’une générosité exceptionnelles, que, par haine d’un certain « réalisme » littéraire, s’en étaient pris Aragon, Breton, Drieu et les autres…

Cent ans après, nombre des textes d’Anatole France retrouvent une nouvelle jeunesse. Les dieux ont soif (1912), roman historique sur la Révolution française, décrit à la perfection, par anticipation et avec une lucidité aiguë, les phénomènes d’emballement consenti et de « langue de bois » qui ont marqué le XXe siècle. Les grands dystopistes du siècle, Huxley, Orwell et Zamiatine en ont su gré à France, tout comme les dissidents du bloc de l’Est, au premier rang desquels Milan Kundera (Une rencontre). Car France, malgré son engagement, ne fut jamais, par humanisme justement, un thuriféraire de la Terreur. Il y avait vu la matrice des « religions séculières », relayant, dans les sociétés déchristianisées, la théologie par l’idéologie, écrasant les vies humaines sous l’abstraction des absolus. La Révolte des Anges (1914), roman d’un nietzschéisme humaniste, propose, via une intrigue loufoque d’anges anarchistes cachés à Paris, une histoire alternative de l’humanité fondée sur l’idéal de la liberté de pensée. Histoire contemporaine (1897-1901) brosse un tableau irremplaçable de la IIIe République, à la manière d’un Balzac procédant par fragments et par petites touches. On peut citer encore Thaïs, hagiographie subvertie par une conscience déjà freudienne de la sensualité, Le Procurateur de Judée, manière d’anti-évangile apocryphe selon Pilate, ou Putois, description clinique de la formation d’une rumeur urbaine, tant la question des infox et autre fake news contemporaines et historiques passionnait France, écrivain inscrit dans la grande tradition rationaliste de l’humanisme français.

Ses œuvres, qui sont en train d’être enfin complètement rassemblées et éditées grâce au projet « Anatole France source », soutenu par l’Agence nationale de la Recherche, contiennent d’innombrables pépites, d’innombrables invites à redécouvrir le monde dont il était l’incarnation parfaite et le médiateur savant et humain. Retrouver Anatole France à l’occasion du centenaire de sa mort, c’est bien récupérer une portion d’intelligence et de culture volontairement refoulées par un oubli actif, fécond peut-être en son temps pour libérer les imaginations, mais injuste, tout un monde de lectures, de fables et de pensées dont il serait dommage de se priver.

À lire :

Ouvrages critiques :

Marie-Claire BANCQUART, Anatole France : un sceptique passionné, Paris, Calmann-Lévy, 1994.

Guillaume MÉTAYER, Anatole France et le nationalisme littéraire. Scepticisme et tradition, Paris, Le Félin, « Les Marches du temps », 2011.

Antoine PIN, Anatole France : hommages et outrages, Joué-lès-Tours, Éd. la Simarre. 2014.

Oeuvres :

Anatole FRANCE, Guillaume MÉTAYER, Ainsi parlait Anatole France, Dits et maximes choisis et présentés par Guillaume Métayer, Arfuyen, janvier 2024.

Anatole FRANCE, Les dieux ont soif, préface de Guillaume Métayer, Paris, Calmann-Lévy, 2024.

Anatole FRANCE, Histoire contemporaine, Table ronde, coll. « la petite vermillon », 2004 (édition de poche) OU Calmann-Lévy, 1994 (édition brochée)

Anatole FRANCE, Œuvres, éd. Marie-Claire Bancquart, Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, 1984-1994, 4 vol.

Anatole FRANCE, Le Livre de mon ami, éd. Guillaume Métayer, Rivages, “Petite bibliothèque”, 2013.

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