AZNAVOUR, enfant de la balle

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« Pour vous permettre d’en savoir un peu plus sur mon compte (pas en banque). Amitié. Charles Aznavour. »

Voici ce que l’artiste m’écrivait en dédicace de ses mémoires, intitulées Le Temps des avants.

Puisqu’il nous y autorise, alors prenons-le au mot « compte » et laissons à d’autres la parenthèse. Au-delà de ses performances, chiffres de vente, qu’est-il donc à savoir sur le compte de celui qui paraît s’être créé lui-même, comme tous ses amis les auteurs-compositeurs-interprètes apparus dans les si fructueuses années dix-neuf cent cinquante ?

On considère trop souvent la chanson comme simple objet de mode. Toujours, derrière la réussite d’un artiste, se cache un ou plusieurs autres artistes auxquels il doit une influence d’importance. Avec humilité et reconnaissance, Charles Aznavour les a toujours nommés, en précisant ce qu’il leur devait. 

D’abord, il évoque ses parents, avec leurs compagnons et amis, les premiers employeurs de l’enfant comédien qu’il fut dès l’âge de neuf ans : le directeur du Théâtre du Petit monde où il fut engagé sur une lettre qu’il avait lui-même envoyée ; le producteur qui lui fit faire sa première tournée en Provence avec sa sœur Aïda, elle aussi enfant-artiste ; le directeur de l’École du spectacle ; celui du théâtre de la Madeleine et celui du théâtre Marigny, où on le laissa cumuler deux emplois de figurants et économiser l’argent du taxi de nuit. Ainsi, comme d’autres enfants de migrants, le petit Charles versait-il la quasi intégralité de ses cachets à sa mère. Il ira peu à l’école mais, monté sur scène très jeune, parfois dans des classiques, il va vouer un véritable culte aux œuvres de Jean de La Fontaine et de Jean Racine, qu’il connaissait par cœur. Bientôt, ses livres préférés vont devenir le dictionnaire et le dictionnaire des synonymes, ses compagnons d’écriture jusqu’à la fin de sa vie.

Les deux Charles

Charles Aznavour n’a jamais caché son admiration sans borne pour Charles Trenet, dont il entendait à la radio les premiers succès empreints de swing et de jazz, qui apparaissaient comme une révolution dans le monde de la chanson française. Mais la fertilité des vers de celui qu’on nommait « le fou chantant », teintés d’un surréalisme populaire, l’éblouissait littéralement. Suivant son modèle (Trenet a commencé dans le duo Charles et Johnny), il commença sa carrière d’interprète en duo avec Pierre Roche. En hommage à leur chanteur de prédilection, ils mirent à leur répertoire la chanson L’Héritage infernal.

De presque toutes les œuvres de Charles Trenet, Aznavour deviendra plus tard l’éditeur, rachetant avec son associé Gérard Davoust, la maison d’édition Raoul Breton. Celle-ci protégera bientôt toutes ses œuvres propres, qui rejoignaient ainsi celles de Mireille Mathieu, de Félix Leclerc, et que rejoindront plus tard celles de Grand corps malade ou Sanseverino…

Maurice l’international

Un autre artiste, plus ancien, força son admiration par son sens de la scène et pour sa capacité à avoir séduit les américains : Maurice Chevalier, la vedette masculine de la « revue de Music-Hall » parisienne qui influencera la comédie musicale américaine. S’il admirait le music-hall américain, Aznavour porta fièrement le style à la française du célébrissime et séducteur meneur de revue. Il a plus d’un point commun avec Maurice Chevalier : la modestie des origines et la précocité d’une vie professionnelle, son obstinée pratique de l’anglais, soutenue par un charmant mais fort accent parigot bien entretenu. Aznavour saura, lui aussi, transformer en singularités ses apparents défauts – défauts selon la norme. Partant de ses différences, il en fera des points de connivence avec son public, qui le prendra pour un reflet de lui-même plutôt qu’une héroïque figure inaccessible. Partant de là, Aznavour portera tous les masques, incarnera tous les rôles, évoquant à la première personne un séducteur ou un amant éconduit, une femme réprouvée, un soldat ou un déserteur, un travesti, un père de famille possessif, un fils éploré… ceci, dans des chansons, écrites par lui, comme autant de petites situations, dramaturgies du quotidien, matériau d’émotions. Ainsi, il se fera porteur des sentiments profonds d’une époque, saisissant dans l’air qui passe les événements de l’intime comme ceux du politique durant les guerres d’Algérie ou des « six jours ». Ainsi touchera-t-il les publics en jouant de sa petite taille et de sa voix spéciale qui fit que des fâcheux le surnommèrent à ses débuts « no voice ».

La complice plus que la patronne

Il est une femme parmi ses pairs, impossible à oublier : Édith Piaf.

On connaît l’attirance que Piaf éprouvait, comme son ami Cocteau, pour les jeunes hommes dont, en échange de leur amour, elle devenait la « Pygmalionne » et l’agent de leur réussite. Yves Montand, Georges Moustaki, Théo Sarapo, en firent la forte et parfois difficile expérience. Aznavour faillit être l’une de ces heureuses victimes, il le raconte. À peine l’avait-elle rencontré qu’elle lui signifiait son désir. Du tac au tac, il lui envoya un : « C’est payé combien ? ». Une indéfectible complicité en naîtra. Il devint modestement son secrétaire, tandis que Bécaud était son pianiste. Témoins à New York des premiers échecs de la chanteuse et de son obstination à les surmonter et à les transformer en triomphe par la suite, Aznavour en tira une édifiante leçon d’opiniâtreté. Au-delà du caractère, il admirait la tenue en scène et l’impact sur le public de l’exceptionnelle interprète, l’économie du geste qu’il retint comme une leçon, une règle d’écriture scénique. Son entrée en scène le fascinait. Il trouva la sienne : entrer en scène en marmonnant, comme si la conversation avec le public avait déjà commencé.

Si, à la différence de Charles qui avait connu l’amour de sa famille, Édith a vraiment vécu dans la rue, accompagnant en chantant les numéros de son père jongleur, si elle a passé une partie de son enfance dans une maison close tenue par sa grand-mère, lui, Charles Aznavour, a vécu tout autrement, stimulé, faisant l’expérience de l’art en famille ou en équipe.

Pour autant leurs points communs étaient grands, ancrés dans une enfance où l’un comme l’autre avaient dû vivre en adulte, travaillant pour vivre.

« Nous récitions des vers / Assis autour du poêle en oubliant l’hiver »

Charles Aznavour a grandi au milieu d’adultes, des artistes en exil arméniens ou juifs qui ne connaissaient d’oubli de leur sort qu’en pratiquant le théâtre, la musique en amateurs mais avec, en plus de la faim au ventre, la certitude de leur talent et de leurs convictions. Groupe d’étrangers apatrides, communistes pour la plupart, ils ont combattu dans la résistance contre le nazisme. À leur tête, celui que notre pays a conduit accompagné de son épouse au Panthéon, il y a quelques mois : Missak Manouchian et Mélinée, intimes des Aznavourian, les parents du petit Charles.

La bohème, cette chanson qui n’est pas de lui, Aznavour l’interprète de tout son art et de sa pudeur. Il la joue et on y est, dans ce Montmartre où tant d’artistes ont attendu la gloire. On ne peut pas, alors, ne pas penser à ses parents et amis –  et à lui qui, détaché du lot, a connu une triomphale réussite.

Mais on peut dire que jamais il n’exhibe en scène son propre narcissisme. Le miroir, il le tend au public afin qu’il s’y reconnaisse. Sans doute est-ce ici la clef de sa réussite. Les chansons où il parle directement de lui sont rares.

Si la simple curiosité biographique vous guide, prêtez l’oreille à sa chanson Ma biographie en l’articulant à La Bohème : vous y avez le parcours de ce fils d’immigré. Et si vous choisissez d’écouter Les enfants de la guerre, c’est là une véritable confidence du vécu des êtres auxquels la guerre et ses massacres ont volé leurs enfances quand ce n’est la vie-même.

La France et l’Arménie

Comment ne pas parler aussi de l’Arménie, dont il ne découvrira la terre que tardivement, comme au hasard d’une tournée, ce qui le bouleversera. Il s’engagera pour elle en y créant une fondation. Quand on demandait à Charles Aznavour son appartenance, il répondait : 100 % français, 100 % arménien. S’il nous plaît de sonder plus avant, écoutons la déclaration par l’artiste de sa simple et profonde identité dans la chanson Le Cabotin , à mettre en écho avec  J’me voyais déjà :

« Ne me condamnez pas, sans comprendre, mon cœur,
Je suis d’une autre race,
Je suis un cabotin dans toute sa splendeur,
La scène est mon espace … ».

Lui, qui disait « habiter la langue française », n’eut de cesse de traduire et chanter en toutes les langues les plus grands succès de ses 550 chansons. Sacrifiant à la langue anglaise qui lui ouvrit les portes du succès, Aznavour se disait « Surviver » pour les souvenirs de l’ombre qui poursuivent pour l’éternité les descendants des peuples sacrifiés. Il se disait aussi « entertainer », artiste de variété, presque fantaisiste, pour dire son attachement viscéral aux artistes de scène à la simple apparence de légèreté, toute son élégance.

Pour en savoir plus sur le Hall de la chanson :

www.lehalldelachanson.com

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